Cet instant, cette fraction de seconde où je réalise que tu es devant moi, où nos regards se croisent. C’est juste un petit bout de temps, et en même temps, il paraît éternel.
Il y a bien deux mètres entre nous, la distance est « correcte », et nos visages sont couverts. Le tien avec un masque de bricolage, le mien avec celui en tissu que ma voisine m’a gentiment cousu, bien lavé et repassé. Tout semble comme il faut, nous respectons ces gestes « barrières », nous sommes donc protégés.
Néanmoins, sommes-nous protégés de la peur et de l’appréhension ? Sommes-nous éloignés de la complicité et de la chaleur humaine ? Cette distance de deux mètres, combien fait-elle en proximité du cœur ? La barrière, est-elle mécanique, spatiale ou aussi émotionnelle, relationnelle ? Est-elle là, entre nous ? Veux-tu rester derrière ?
Je te regarde. Oui, je te regarde, pas pour vérifier si tu es suffisamment loin physiquement, ni parce que tu as l’air « bizarre ». Je te regarde car j’ai envie de te rencontrer, ne serait-ce que pour un court instant. Je te regarde car je te reconnais. Nous venons de la même source de Vie, toi et moi, deux êtres humains.
Je n’ai pas besoin d’être très proche de toi. Car, quand tu es un peu plus loin de moi, je peux te voir en entier. Je vois quelle taille tu fais, mais je vois surtout si tu me crains. Je n’essaie pas de me rapprocher, mais je vois si tu as besoin de t’éloigner encore. Je vois mieux comment tu respires et si tu es fatigué. Je vois tes mouvements et je peux comprendre si tu es pressé ou tu prends ton temps. Je vois si tu portes un poids ou c’est plutôt léger à l’intérieur de toi.
Je n’ai pas besoin de te serrer la main ni de toucher ton épaule. Pour te contacter, je préfère t’accueillir dans mon cœur et, qui sait, peut-être frôler le tien.
Je n’ai pas besoin de voir tes lèvres bouger pour savoir si tu me parles. Je n’ai même pas besoin d’entendre ta voix ni les mots de ta bouche pour deviner si tu me salues ou si tu m’ignores.
Le masque que tu portes ne m’empêche pas de sentir ton existence. Il ne fait pas diminuer en moi l’entrain de me relier à toi. Ton regard me suffit, si tu me l’offres. Ton regard, le reflet de ta profondeur. Dans tes yeux, je peux voir qui tu es. Je peux voir ton sourire, tes larmes, ta présence ou ton absence. Je peux voir l’amour, la peur, la colère, la sérénité. Je peux me voir moi-même et la façon dont j’existe pour toi.
Et donc, je te regarde. Sans barrière.